Upwork, c’est la plus grande plateforme de ressources free-lances au monde. Après son IPO remarquée début octobre, retour sur l’interview que nous avait accordée Stéphane Kasriel il y a quelques mois.
15 millions de knowledge workers, principalement des développeurs web, mais aussi des designers, architectes, spécialistes du marketing ou des comptables – répartis sur 180 pays. La croissance de la plateforme est rapide, les questions qu’elle pose sont majeures. Qu’attendent les entreprises qui font appel à ces ressources ? Qu’attendent les free-lances qui s’y inscrivent ? Va-t-on vers une société de l’hyper-flexibilité ? A quel prix ? Pour quels bénéfices ? Pourquoi serait-ce différent de l’uberisation ? Stéphane Kasriel, CEO de Upwork, nous répond.
Vous parlez de la « 4ème révolution industrielle » à propos de la façon dont le travail est aujourd’hui en train de changer. Pourquoi ?
La 1ère révolution industrielle a été celle de la machine à vapeur ; la 2ème a vu naître l’électricité. Ces deux révolutions ont rendu possible le développement d’une nouvelle façon de produire en masse, dans des usines où les ouvriers venaient travailler. Ces deux révolutions ont entraîné une urbanisation massive, des populations énormes se sont déplacées pour vivre près des lieux de production. Notre vision du travail s’est construite à cette époque, il y a 200 ans, et a peu changé depuis. La 3ème révolution a été liée au développement des services, du secteur tertiaire. Typiquement, la plupart des tâches liées aux services auraient être pu être réalisées de n’importe où : par téléphone, par ordinateur, grâce à internet. En théorie, les knowledge workers de cette économie naissante auraient pu revenir dans les territoires d’où leurs ancêtres étaient venus, au lieu de rester dans les villes, dans la proximité de leurs employeurs. Et c’est bien ce qu’avaient prédit de nombreux analystes dans les années 50 et 60. Mais cela ne s’est pas produit. C’est ce que les économistes appellent le « paradoxe de la localisation ». La 4ème révolution industrielle, c’est celle qui conduit aujourd’hui de nombreux knowledge workers à travailler à distance, de manière distribuée géographiquement. Aujourd’hui 60% du PIB mondial est produit dans 200 villes dans le monde. C‘est là que sont les entreprises, mais ce n’est pas là qu’il fait le meilleur vivre pour leurs équipes. Parce que le coût de la vie augmente à vive allure, parce que la pollution elle aussi se développe, parce que les temps de transport deviennent énormes… En revanche, en dehors des villes, on voit bien que l’emploi se fait rare. Nous vivons dans une société qui se bi-polarise, et cela peut conduire, comme on l’a vu récemment, à des choix extrêmes, sur le plan politique notamment. Le travail en free-lance, réalisé à distance, permet de résoudre cette tension : il rend les emplois accessibles à tous les knowledge workers, même ceux qui ne sont pas dans la proximité des entreprises, et contribue à développer l’activité économique dans les zones extra-urbaines.
Qui sont les free-lances qui sont présents sur Upwork ? Des salariés en attente d’un retour à l’emploi, ou des free-lances qui entendent bien le rester ?
D’abord, il faut savoir que les freelances sont très nombreux – bien plus qu’on ne le pense en général. On les évalue par exemple à un tiers de la population active aux Etats-Unis. On estime que dans les 12 derniers mois, les free-lances ont représenté 1400 milliards de dollars, soit environ 8% du PIB américain, et cela progresse de 25% par an. A ce rythme, en 2027, les free-lances représenteront plus de 50% des actifs aux Etats-Unis – et l’Europe suivra quelques années plus tard. Aujourd’hui, les free-lances sont très présents dans les métiers liés aux nouvelles technologies (développeurs, informaticiens) – aussi au marketing (écriture, blogs, traduction), au design, au service client. Ils se développent également dans les services plus traditionnels aux entreprises (comptabilité par exemple). Certains reprochent aux plateformes comme Upwork de représenter l’uberisation du travail et d’exploiter des professionnels sans contreparties suffisantes (de protection sociale notamment)… Deux tiers des free-lances ont fait consciemment ce choix, et les sondages montrent qu’ils se déclarent largement plus heureux dans leur travail que les salariés des entreprises. Rien à voir donc avec la Gig Economy ou bien l’uberisation. Ils ont choisi d’inverser la perspective, et de construire leur vie professionnelle autour de leur vie personnelle – alors que les salariés font plutôt le contraire. Être free-lance, c’est d’abord reconquérir sa liberté. Les plateformes comme Upwork représentent un levier technologique qui a des avantages énormes. En les mettant en relation avec des clients qui recherchent des ressources qualifiées, Upwork diminue largement le temps passé en Business Development. Comme nous avons automatisé de nombreux processus, nous réduisons aussi le temps passé en gestion. Et nous les mettons à l’abri du risque d’impayé puisque nous provisionnons le montant des prestations. Nous leur apportons une sécurité nouvelle. De plus, dans une économie où chacun doit constamment faire évoluer ses compétences, le temps gagné sur le commercial ou l’administratif est réinvesti en formation. Seulement 30% des salariés font évoluer régulièrement leurs compétences – contre 55% des free-lances. En ce sens, nous leur permettons de cultiver leur employabilité.
Pourquoi les entreprises passent-elles par Upwork pour recruter ? Pour ajuster leurs coûts, rechercher des ressources peu chères ?
Très clairement, les entreprises cherchent à accéder aux meilleures compétences, où qu’elles soient. Quand on pense aujourd’hui à certaines compétences rares – en Intelligence Artificielle par exemple, on comprend bien qu’il y a de grandes chances qu’elles ne se trouvent pas dans leur proximité immédiate. La flexibilité, la capacité à augmenter ou diminuer rapidement leurs équipes est aussi un objectif. Sur certains métiers, en particulier le marketing ou la communication, le recours aux free-lances est en train de se généraliser.
Vers quel monde du travail allons-nous ? Certains parlent d’ « entreprise ouverte »…
Nous allons vers un monde où le « free-lancing » sera reconnu comme un pan de l’économie à part entière, et où la vision de l’emploi aura été véritablement bouleversée. N’oublions pas que cette nouvelle organisation du travail, loin de l’uberisation permet de maintenir une activité dans des zones géographiques où les entreprises sont absentes. McKinsey Global Institute estime que 2700 milliards dollars sont générés grâce aux plateformes qui connectent des entreprises avec des free-lances. Non seulement les free-lances signent des contrats, mais il y a un effet d’amplification sur l’économie locale, puisqu’ils consomment sur place, envoient leurs enfants à l’école, et contribuent au développement économique en dehors des grandes villes.
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