La bataille est-elle perdue ? JEDI, la Joint European Disruptive Initiative contribue à faire émerger une vision européenne de la technologie face aux Etats-Unis et à la Chine, avec ses moyens impressionnants. JEDI promeut une innovation pragmatique, agile, capable de fédérer institutions et grands groupes. Portrait de cette initiative ambitieuse par son porte-parole, André Loesekrug-Pietri.
Vous avez lancé voici un an une initiative qui commence à prendre une ampleur impressionnante. Qu’est-ce que JEDI exactement ?
La Joint European Disruptive Initiative est la DARPA européenne. Nous posons les fondations d’une agence d’innovation de rupture avec la volonté de développer – ou restaurer – un leadership européen dans le domaine de la technologie. Et ce avec une méthodologie radicalement nouvelle : basée sur la vitesse, un immense niveau d’exigence, une capacité de prise de risque majeure, au travers d’une agence publique co-pilotée avec l’écosystème de l’innovation européen. JEDI est une innovation politique majeure.
Ce n’est ni une initiative privée, ni une initiative pilotée par des ministères – mais une alliance des deux, car nous sommes profondément convaincus que nous devons inventer une nouvelle gouvernance. Il s’agit d’associer à la fois contribution au bien commun – et la technologie influe aujourd’hui de manière majeure sur nos systèmes démocratiques – et agilité entrepreneuriale pour avoir un impact concret et ne pas rester dans les grands discours.
Au-delà de la gouvernance, l’autre grande originalité est que nous ne croyons pas à la « technologie pour la technologie ». Nous pensons que la technologie doit servir à trouver des solutions aux grands enjeux sociétaux, pour convaincre non pas juste une élite, mais tous les citoyens. Nous en avons identifié 4 : relever le défi de l’énergie et de l’environnement (« décarboner le monde »), améliorer massivement la santé, réussir une transition digitale au profit de l’Homme, et repousser les nouvelles frontières (espace et océans).
Qu’avez-vous déjà accompli ?
C’est JEDI qui a permis au sujet de l’innovation de rupture de devenir un sujet politique majeur. Notre proposition de septembre 2017 a été reprise par le Président de la République Emmanuel Macron qui en a fait une de ses propositions clés dans le discours de la Sorbonne. Il a ensuite été rejoint par le Commissaire européen à la Recherche Carlos Moedas et la Chancelière allemande Angela Merkel. Nous nous en félicitons, car nous pensons que l’innovation n’est pas seulement la clé de la croissance et de notre prospérité future, mais aussi de la résilience de nos démocraties libérales.
JEDI est aujourd’hui représentatif de l’écosystème Deeptech européen et regroupe 150 de ses principales figures de proues : patrons de grands centres de recherche et de laboratoires universitaires, fondateurs de startups technologiques, dirigeants de grands groupes technologiques, grands capitaux-risqueurs.
Surtout, nous sommes prêts : au-delà des grands discours sur la coopération européenne ou franco-allemande qui tardent à se matérialiser, nous avons identifié 30 Challenges technologiques à lancer, et pré-recruté 15 programme managers.
JEDI est une initiative européenne extrêmement concrète, et orientée vers le futur. Une initiative dont nous sommes persuadés qu’elle peut contribuer à réconcilier les citoyens avec l’Europe.
Pourquoi avez-vous décidé de créer cette nouvelle organisation, alors que de nombreuses structures existent déjà l’échelle européenne ?
Aujourd’hui, on a soit des projets de recherche fondamentale (dont l’objectif sont des publications scientifiques), soit de la recherche appliquée, très souvent pour l’industrie. Et contrairement à ce qu’on pense, personne aujourd’hui en Europe n’investit dans de l’innovation de rupture avec pour objectif de pousser jusqu’au prototype. Voilà pourquoi JEDI comble un vide immense. Car quand on parle de prototype, on parle d’une innovation qui, en cas de succès, sera beaucoup plus facile à raccrocher à l’industrie et au capital-risque.
Sans noircir le tableau, la situation de la France et de l’Europe dans l’innovation sont très inquiétantes : dans un contexte d’accélération généralisée, nous sommes en train de perdre la bataille des technologies. Sur les 20 plus grandes entreprises mondiales, par capitalisation boursière, aucune n’est européenne. On y trouve bien sûr les GAFA, mais aussi des acteurs asiatiques comme Tencent ou Alibaba. 7 entreprises sur les 10 premières sont des entreprises de technologie. Ce qui veut dire que notre croissance, notre prospérité, et sans doute aussi notre résilience démocratique sont de plus en plus liées à notre capacité à tenir des positions fortes dans ce secteur.
En Europe, tout le monde (en particulier les Français et Allemands) s’accorde pour dire qu’il est essentiel d’avancer groupé, en formant un marché unique. Mais les Allemands viennent de rendre publique leur stratégie en Intelligence Artificielle, et les Français l’ont fait de leur côté il y a quelques mois. Au lieu de l’union, on voit une fragmentation des démarches nationales, et l’Europe ne parvient pas à peser dans le jeu. Quand on regarde les investissements réalisés l’année dernière en Intelligence Artificielle, ils ont été pour 48% chinois, pour 38% américains, et le « reste du monde » n’a contribué que pour 14%. Et où sommes-nous, nous l’Union Européenne ? Eh bien, nous représentons juste une portion de ces 14%…
La bonne nouvelle, c’est qu’aucune position n’est figée pour toujours – à nous donc d’inventer le futur. Mais pour y réussir, nous devons changer radicalement de méthode, nous en donner les moyens, et combiner la vision long terme de l’argent public avec l’agilité de l’écosystème technologique.
Pourquoi tant d’attention pour les Deeptech et l’innovation de rupture ?
Pour deux raisons. D’abord, du fait de son retard, l’Europe n’a d’autre choix que de repasser devant, de faire du leapfrogging. Vouloir copier les États-Unis ou la Chine semble illusoire vue l’avance prise, et représenterait probablement un immense gâchis financier. Inventer les technologies du futur est une opportunité unique de repasser en tête
L’autre raison, tout à fait nouvelle, est que nous vivons aujourd’hui dans un monde où le premier arrivé rafle la mise. C’est le principe du « Winner takes it all ». Nous n’avons donc d’autre choix en Europe que d’investir dans le « Next Big Thing ».
A titre d’exemple, dans le digital, nous voyons une accélération incroyable du nombre de données générées, et cela nous indique que l’argent ou les ressources naturelles ne sont plus désormais la mesure de la richesse : les données apportent aujourd’hui un avantage considérable à qui les détient. 90% des données mondiales ont été créées dans les 2 dernières années, le volume total double aujourd’hui tous les 2 ans, et cela s’accélère. Celui qui arrive en premier sur un marché peut rapidement créer un monopole grâce à des produits de plus en plus digitalisés, à la mondialisation qui permet une diffusion quasi instantanée, et aux effets de réseaux. Google représente aujourd’hui 90% des recherches sur le web. Amazon capte 43% du e-commerce. Facebook regroupe plus de 50% des utilisateurs internet mondiaux. Il est de plus en plus difficile de jouer en concurrence avec ces plateformes qui ont des coûts marginaux quasi nuls.
Aujourd’hui, il y a un gap incroyable entre ceux qui disruptent la technologie (la recherche fondamentale, les programmes où l’aléa est fort et la technologie peu mature) et le reste de l’écosystème. C’est un mythe que de penser que les industriels, les capitaux-risqueurs ou les startups vont développer ces technologies radicalement nouvelles.
Ce que nous voulons, c’est investir dans tous les domaines où l’impact sociétal et économique peut être immense, mais qui aujourd’hui ne présentent aucune perspective de marche ou de rentabilité – on dirait pas de business case. Ce sont les fameux Moonshots. Et ce sont ces initiatives qui pourraient bien conduire à des innovations de rupture majeures, capables d’aider à restaurer un leadership européen. D’ailleurs JEDI est de plus en plus appelée la Moonshot Factory de l’Europe.
André Loesekrug-Pietri est l’initiateur et le porte-parole de la Joint European Disruptive Initiative. Franco-allemand, il a occupé des postes à responsabilité dans le capital- investissement (en particulier en relation avec la Chine) et en cabinet ministériel auprès de la Ministre des Armées, en charge notamment de la politique de défense européenne et de la souveraineté technologique. Diplômé d’HEC, de la Harvard Kennedy School, ancien élève de Sup-Aero, il a été nommé Young Global Leader par le Forum Economique Mondial (Davos). Il est pilote privé et Colonel de la Réserve Citoyenne de l’Armée de l’Air.
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